Style

22 avril 2024

Rencontre exclusive avec Shinji Nakaba, dans son atelier au Japon

Comment prétendre percer la pensée japonaise ? Pour autant, la rencontre avec le créateur de bijoux Shinji Nakaba s’est avérée riche et passionnante.

Par Sandrine Merle.

 

 

Shinjuku Station, direction Hashimoto par la Keio Line Express. Je traverse des successions de banlieues pavillonnaires grises recouvertes ce matin-là, d’une épaisse couche de neige. Les touristes ne se rendent jamais dans cette petite ville lambda à des années-lumière de l’effervescence de Tokyo, de la poésie de Kyoto ou de Kanazawa. « Le but était de prouver que même en dehors des grands centres, il est possible d’avoir une vie merveilleuse et de se concentrer sur des œuvres dignes de ce nom », m’explique plus tard Shinji Nakaba venu m’attendre à la gare. Visage sévère et petites lunettes rondes, pull rouge vif à rayures, jean brut et Gazelles vertes d’Adidas aux pieds.

 

Un acteur reconnu du bijou contemporain

En 2023, le Loewe foundation Craft prize a braqué les projecteurs sur Shinji Nakaba mais cet autodidacte crée des bijoux depuis 1974 ; il a alors 24 ans et a déjà expérimenté la mode, la coiffure de studio, la création de souliers. « Ma jeunesse a coïncidé avec une période d’euphorie dans le pays où se sont développés de nouveaux mouvements et modes de vie. Hors de question d’obéir aux règles et aux traditions régissant la société : mes amis trimaient à l’université tandis que je cherchais à gagner ma vie en faisant ce que j’aimais. » Son travail est reconnu dans le milieu du bijou contemporain depuis longtemps : ses perles sculptées en forme de visage incroyablement vivant et expressif, de tête de mort mais également de sexes impudiques, sont vendues dans des lieux référents comme la galerie Biro (Munich) ou chez Loupe (près de NYC). Ilona Schwippel, co-fondatrice de Viceversa (Lausanne) confirme l’engouement pour ses pièces : « sur Instagram, chaque post génère une avalanche de réactions. » Certaines pièces comme les broches Piece ou Chrysanthème ont intégré les collections des musées des Beaux-Arts de Montréal et de Boston ainsi que l’espace Solidor, à Cagnes sur Mer.

 

Dans l’atelier de Shinji Nakaba

Une fois déchaussée, j’ai pu découvrir son atelier aussi fascinant, touchant et poétique que ses bijoux. Sorte d’autoportrait qui m’a permis d’effleurer l’esprit du créateur japonais… Dès l’entrée, l’établi bleu saute aux yeux. Il s’agit de l’ancienne table de couture sur laquelle sa mère, couturière (qui a notamment travaillé avec Kansai Yamamoto), réalisait les kimonos. « Je l’ai peinte dans ma couleur favorite devenue mon code couleur, pour neutraliser l’odeur dégagée par le bois pendant la mousson ». L’empreinte de sa mère est aussi présente dans l’un de ses outils, pourvu du moteur de sa machine à coudre ! Une figurine a été réalisée par son fils Moto, en vinyle jaune représentant le dieu de la justice. Des cires jaunes, roses annoncent la sortie de nouveaux camées. Et voilà le calendrier envoyé chaque début d’année par Kazumi Arikawa président d’Albion Art. Ce grand collectionneur à l’œil infaillible, m’a d’ailleurs confié quelques jours plus tard dans son bureau de Tokyo, être fasciné par le travail de glyptique réalisé par Shinji Nakaba.

 

Poésie des matières premières

Des balades dans la forêt avoisinante, il rapporte feuilles mortes et branches accrochées maintenant au-dessus de la porte. Certaines seront recouvertes partiellement de perles concassées. Des mini perles amenées à être sciées, limées, sculptées débordent des boîtes et des tiroirs. Sur les étagères, des coquillages attendent de se métamorphoser en visages dramatiques ou en sexes impudiques. Dans les coins et recoins, des esquisses, des plumes, des substances mystérieuses de toutes les couleurs, des cannettes de Budweiser en aluminium qu’il a, par le passé, transformées en sublime broche chrysanthème mais également des manches de brosses à dent…. Il tronçonnera ces dernières pour utiliser les éléments obtenus en pierre de centre. Les fils d’or d’une finesse extrême formeront les montures nouées de ses merveilleux petits visages.

 

Ilona Schwippel conseille de ne pas trop analyser cette œuvre, mais plutôt de se laisser porter par l’émotion qu’elle dégage. La poésie tient à tant de détails, de contrastes, d’extravagance et de sensibilité… Comme tous les créateurs Japonais Shinji Nakaba reste impénétrable. Autour d’un udon préparé par sa charmante épouse Noriko, le chat Hélico allongé à mes pieds, il m’a pourtant confié des moments personnels. J’en ai été particulièrement touchée ; il est l’une des rencontres les plus intenses que j’ai faites.

 

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